Un foyer créatif

 
Retable du maître-autel de Rouez.
  À partir du XVIe siècle, puis sur un rythme plus soutenu dans le courant du XVIIe, le décor des églises du Maine s’est enrichi d’un nombre considérable de sculptures dont la qualité témoigne de la vitalité et de l’originalité d’un foyer artistique sans précédent dans cette région. Cette éclosion s’est produite dans le contexte très agité des troubles religieux du XVIe siècle. Il avait fallu, en effet, remplacer le décor des églises souvent saccagé : en 1562, le mobilier de la cathédrale du Mans avait été détruit par les protestants qui s’étaient rendus maîtres de la ville ; plus tard, pendant les guerres de la Ligue, les témoignages abondent encore de telles destructions. Cependant, cette recrudescence de la demande n’avait pas pour seule raison la nécessité de reconstituer ces décors perdus. La sensibilité religieuse s’était considérablement transformée, ce qui avait eu pour conséquence
  un très vif désir d’une organisation nouvelle du décor des sanctuaires, entraînant la transformation souvent radicale de l’aménagement intérieur des églises. Associant tufeau et marbre, rehaussés de couleurs vives, de majestueux retables paraient les églises d’un lustre nouveau. Ces autels n’étaient pas limités aux grandioses mises en scène où le spectaculaire le disputait au merveilleux, ils devaient aussi traduire l’esprit de la Réforme catholique. C’est pourquoi ils étaient porteurs d’images, peintes et surtout sculptées, dont la vitalité et l’expressivité s’attachaient à raviver la piété des paroissiens. Dans le grand Ouest, cette période fut l’heure de gloire des architectes retabliers lavallois qui avaient bâti ces imposants monuments et celle des sculpteurs manceaux qui avaient peuplé ces derniers de figures en ronde-bosse ou en relief.
  Ces artistes avaient en commun une technique, la terre cuite, totalement inusitée jusque-là dans la région. Les sculptures de terre ont ainsi progressivement remplacé les statues de pierre ou de bois polychrome des époques précédentes au point que ces dernières ne sont plus présentes qu’à l’état résiduel dans les églises de la région. Les terracottistes du Maine ont peut-être été initiés à cette pratique par les sculpteurs italiens qui s’étaient installés dans le Val de Loire et gravitaient dans l’entourage de la cour depuis le début du XVIe siècle. Pour la plupart conservées au Louvre, plusieurs œuvres italiennes en terre témoignent de l’influence probable de ces derniers. Des raisons pratiques autant qu’économiques ont pu favoriser une telle mutation technique, la rapidité d’exécution et le moindre coût du matériau offrant de quoi répondre avec efficacité à une demande accrue. La pratique de la terre supposait de la part des sculpteurs, qui étaient passés de la taille au modelage, une approche sensiblement différente de leur art. Matériau souple et malléable autorisant les repentirs à volonté, l’argile favorisait cette fluidité de la forme qui caractérise leurs œuvres.


Cormes, église Saint-denis : Saint Sébastien, milieu du XVIe siècle.

Les premières sculptures mancelles en terre sont encore tributaires d’accents hérités du passé. Datant sans doute du début du XVIe siècle, la Vierge de Luché-Pringé, aux traits sereins et réguliers, enveloppée d’un épais manteau, témoigne d’une sensibilité restée fidèle à l’art de la “détente” du XVe siècle. À Doucelles, une autre Vierge allaite l’Enfant d’une manière qui évoque fortement celle des Madones du siècle précédent. D’autres œuvres de cette période révèlent les tâtonnements d’un foyer artistique en cours d’éclosion. Le canon court et les traits hésitants du Saint Sébastien de Lombron, œuvre en 1565 de Jehan Bérault — le premier terracottiste manceau dont le nom nous soit parvenu —, et l’attitude empruntée des statues de Pezé-le-Robert (un autre Saint Sébastien, une Éducation de la Vierge) et de quelques autres encore, révèlent l’inexpérience de nombre de ces artistes des premiers temps. Quelques-uns, non sans naïveté, tentent de s’adapter au goût du jour, comme le montrent les traits antiquisants d’un Saint Sébastien à Cormes, qui n’est plus lié à un tronc d’arbre, comme le veut la tradition, mais au fût d’une colonne ionique.

 
Luché-Pringé, église Saint-Martin de Luché : Vierge à l’Enfant, buste, 1ère moitié du XVIe siècle.

Lombron, église Saint-Martin : Saint Sébastien, par Jehan Bérault, 1565.

Pezé-le-Robert, église Saint-Martin : Saint Sébastien, XVIe siècle.
  À mesure que l’on avance dans le XVIe siècle, les artistes manceaux ont évolué de manière plus franche. Un ensemble a influencé durablement cette production, les statues en marbre de la Vierge à l’Enfant et des saints Pierre et Paul exécutées en 1570 par le sculpteur parisien Germain Pilon — dont la famille était originaire de Loué, dans le Maine — pour l’abbaye de la Couture, au Mans, dont on retrouve, plus ou moins affirmé, l’écho, celui de la Vierge surtout, dans de nombreuses œuvres depuis le XVIe siècle jusqu’à l’extrême fin du XVIIIe. La manière des terracottistes du Maine est également restée durablement marquée par les accents maniéristes hérités du siècle précédent : leurs personnages adoptent des poses élégantes, affectées souvent, dont le mouvement est accentué par des drapés compliqués où le raffinement confine à la préciosité. La liberté et la fluidité des formes que permettait le modelage en faisait une technique idéalement adaptée à la sensibilité de ces artistes. C’est alors, à partir des dernières années du XVIe siècle, que le foyer manceau prenait son véritable essor autour de personnalités fortes, comme Matthieu Dionise et surtout Gervais I Delabarre, Charles Hoyau et Pierre Biardeau. Ces artistes exceptionnels ont développé, en effet, un art particulièrement original et inventif qui a exercé une influence considérable sur les œuvres de leurs successeurs. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la production du foyer manceau s’est développée en quantité plutôt qu’en qualité, les artistes de
 

Le Mans, ancienne abbatiale Saint-Pierre de la Couture : Saint Pierre, par Germain Pilon, 1570.
  cette période ayant eu tendance à reproduire des formules déjà éprouvées, répétant à l’envi tout ou partie de la composition de la Vierge et des Apôtres de Pilon à la Couture.


Loué, église Saint-Symphorien : saint Pierre, par Étienne Doudieux, 1666, signature de l’artiste.


Le Mans, cathédrale Saint-Julien : Vierge de douleur, par Charles Hoyau, 1633, signature de l’artiste au revers.
Pour nombreux que soient les sculpteurs dûment identifiés, de nombreuses œuvres sont encore anonymes. Les difficultés à identifier les ateliers résultent pour une part de la rareté des sources, mais elles tiennent aussi à d’autres raisons. Il y a lieu, en effet, de distinguer les commandes auréolées d’un certain prestige des livraisons plus “ordinaires”. Il est ainsi tentant d’inclure dans la première catégorie les rares œuvres qui portent une signature, la célèbre Sainte Cécile, une Vierge de douleur dans la cathédrale du Mans, le Saint Sébastien de La Flèche, la Vierge de Foulletourte qui portent toutes la griffe de Hoyau ; le Saint Pierre de Loué, signé et daté E. Doudieux 1666, deux statues de la Vierge du musée de Tessé, au Mans, qui portent l’une la signature de René II Biardeau et l’autre celle de Julien Préhoust. À la seconde catégorie se rattacheraient l’immense majorité des œuvres exemptes de toute inscription, même si, parmi celles-ci, nombre de chefs-d’œuvre ne sont pas non plus signés. Ce pourrait être le cas de nombreuses sculptures que l’on a attribuées à Charles Hoyau parce qu’elles reflètent l’esprit de cet artiste, mais qui sont néanmoins d’une exécution plus banale, comme le démontrent certaines statues de la Vierge à Teloché, Fillé, Luché-Pringé (disparue) ou Saint-Benoît du Mans.


Saint-Léonard-des-Bois, église Saint-Léonard : la Mort de la Vierge, vers 1626.

La carrière souvent itinérante des terracottistes manceaux explique que certains artistes soient demeurés dans l’anonymat. Quelques ateliers ont pu, à l’occasion, accueillir des sculpteurs venus d’une région voisine, voire de plus loin encore. Le fait est vérifié au sein de l’atelier de Delabarre où l’on devine la participation de plusieurs collaborateurs — un certain Cartier, par exemple, travaille avec Gervais I Delabarre au décor du jubé de la cathédrale au début du XVIIe siècle — et qui entreprend, parfois simultanément, d’importantes commandes. En certaines circonstances, la main d’un artiste étranger à la région est quasiment attestée : c’est probablement un sculpteur normand qui a modelé la Dormition de Saint-Léonard-des-Bois, village des Alpes mancelles situé aux confins du Maine et de la Normandie.